Elle s’appelait Jeanne.
- Institut Saint esprit
- 7 déc.
- 8 min de lecture
Pas “Jeanne quelque chose”, pas encore. À dix ans, on est juste Jeanne, avec un cartable un peu trop lourd, des crayons mâchouillés, et cette drôle de sensation que le français est un pays où l’on entre toujours par la porte de service.
Avant
Dans sa chambre, les livres s’empilaient sur une étagère bancale : quelques romans offerts à Noël, des albums lus trop vite, deux ou trois vieux livres d’école de sa mère. Jeanne aimait les histoires. Quand on lui lisait à voix haute, elle se redressait, les yeux ouverts plus grands que d’habitude. Elle posait des questions, elle commentait, elle riait au bon moment.
Mais dès qu’il fallait écrire, tout se resserrait.
À l’école, la dictée arrivait comme un orage. La maîtresse annonçait : “Copiez la date, prenez votre stylo bleu, nous allons faire une dictée.” Jeanne sentait son ventre se crisper. Les mots marchaient bien dans sa tête, mais sur la feuille ils se bousculaient, trébuchaient, se cognaient les uns aux autres.
Le soir, sur la table de la cuisine, sa mère étalait les cahiers.
— Tu vois, là, disait-elle en montrant les marges rouges, il y a écrit : “Idées intéressantes, mais trop de fautes.”— Mais j’ai compris l’histoire…, répondait Jeanne, la voix un peu serrée.— Oui, mais ça ne se voit pas quand on lit.
C’était ça, le problème. Ce qu’elle comprenait ne se voyait pas.
Elle connaissait la sensation précise de la honte qui monte quand la maîtresse lit quelques copies “modèles” à voix haute. Ce n’était jamais la sienne. Elle baissait les yeux, faisait mine de ranger ses affaires. Elle se sentait… brouillon. Comme si, à l’intérieur, elle était un peu plus rangée qu’on ne le croyait, mais que personne n’avait les clés.
Alors on fit ce que font beaucoup de parents. On acheta des cahiers d’exercices, un jeu “pour améliorer l’orthographe”, quelques applications. Jeanne resta polie, elle joua, elle remplit des cases, elle mit des croix, des petits smileys. Puis elle revint à ses dessins et à ses histoires inventées oralement.
Rien ne s’installait.
La rencontre avec quelque chose de différent
Le mot “Polymathe” apparut un soir de novembre.
Son père avait laissé son ordinateur ouvert sur la table du salon. Jeanne passa derrière lui en traînant les pieds et aperçut, en diagonale, un titre :
“Français manuscrit exigeant pour enfants et adolescents.”
— C’est quoi, ça ? demanda-t-elle.— Rien, je regarde juste un programme de français… répondit-il.— Pour moi ?— Peut-être.
Il parlait avec ce sérieux particulier qu’elle lui connaissait quand il réfléchissait vraiment. Le soir même, ses parents discutèrent longtemps dans la cuisine. Elle entendait des bouts de phrases :
“… quelque chose de structuré…”“… textes plus solides…”“… qu’elle ait autre chose que des fiches jetables…”
Quelques jours plus tard, un mail arriva, puis des feuilles. On imprima le premier mois de travail. Les pages craquaient encore, l’encre sentait légèrement le chaud.
Au sommet de la première feuille, Jeanne lut plusieurs lignes qui n’avaient rien d’un exercice :
“Tu vas entrer dans un travail de français qui compte. Tu vas écrire à la main. Tu verras tes progrès sur la page, mois après mois.”
Ce “tu” s’adressait à elle. Pas à “les élèves”, ni à “les enfants”, mais à elle, Jeanne, dix ans, qui avait l’impression de vivre dans les marges.
Le premier mois : la résistance
Le premier texte, c’était un passage de la vie d’un jeune saint. Une phrase longue, un peu rugueuse. Pas un dialogue léger, pas une anecdote inventée pour faire rire les enfants. Quelque chose de plus ferme.
— C’est difficile, dit-elle, après la première lecture.— Oui, répondit sa mère. Mais tu n’es pas obligée de tout comprendre tout de suite. On va le prendre morceau par morceau.
La dictée fut un combat. Les mots se prirent les pieds dans les accords. Elle oublia un “s”, en ajouta un autre au mauvais endroit, se trompa deux fois sur le même verbe. Aux lignes 3 et 4, son écriture s’inclina, comme fatiguée.
En recopiant, elle eut envie de bâcler, de “faire vite”. Sa mère posa la main sur le bord de la table.
— On fait bien, ou on ne fait pas. Tu n’es pas obligée d’aller vite. Tu es obligée d’aller au bout.
Le soir, la feuille partit en pièce jointe, scannée tant bien que mal. Jeanne la regarda disparaître dans l’écran avec un mélange de soulagement et de peur. Elle venait d’envoyer à quelqu’un, quelque part, la preuve de ses fautes. Sans note, sans sourire, sans “ce n’est pas grave”.
Les exercices de grammaire, eux, revenaient sur les mêmes accords, les mêmes structures. C’était agaçant. Elle avait l’impression d’avoir déjà vu les questions, et pourtant elle trébuchait encore.
La première rédaction l’acheva presque : raconter, avec ses mots, un moment où quelqu’un avait pris une décision difficile par fidélité. Pas de consignes “drôles”, pas de personnage fantastique. Juste l’obligation de dire quelque chose de vrai.
Elle choisit son grand-père. Elle hésita. Elle réécrivit une phrase trois fois, car les mots “parce que c’était juste” refusaient de se mettre en place sans monstrueux “sa” et “s’est”.
La feuille, là encore, partit.
Les premiers retours : une autre manière d’être vue
Quelques jours plus tard, un mail revint.
Jeanne l’ouvrit avec sa mère. Elles virent d’abord les corrections : entourages, soulignements, mots réécrits dans la marge. Le rouge, oui, mais pas le rouge de la condamnation : le rouge exact qui montre, qui pointe, qui explique.
Au bas de sa première dictée, une phrase manuscrite :
“Tu as de bonnes intuitions dans la manière de couper les phrases. Tes fautes sont surtout des habitudes mal fixées. On va les travailler ensemble.”
Ensemble.
Dans les exercices, quelqu’un avait noté, à côté d’une ligne parsemée d’erreurs d’accords :
“Tu confonds encore l’oreille et la règle. On va entraîner la règle pour que l’oreille suive.”
Jeanne lut ces mots plusieurs fois. On n’y disait pas : “Tu es en retard”, ni “Tu ne fais pas assez d’efforts”. On lui donnait un plan.
La rédaction sur son grand-père revenait barrée de petites remarques :
“Cette phrase est belle, mais trop longue, on s’y perd.”“Tu peux être plus précise ici : qu’a-t-il réellement décidé ce jour-là ?”“Tu écris : ‘C’était important’, mais pourquoi ?”
À la fin, il y avait quelques lignes entières, écrites à la main :
“Tu as pris un sujet difficile pour ton âge, et tu l’as traité avec sincérité. Tu peux aller plus loin dans la précision. Nous allons progressivement apprendre à faire tenir ce genre de scène dans une langue plus nette.Tu n’es pas ‘nulle en rédaction’. Tu es au début.”
“Tu es au début.”
Cette phrase tomba en elle comme un objet à garder. Pour la première fois, quelqu’un décrivait son écriture non comme un échec, mais comme une entrée en matière.
La vie avec le Polymathe : un autre temps qui s’installe
Les mois passèrent. Le Polymathe s’installa dans la maison comme une présence régulière.
Au début du mois, son père imprimait les nouvelles feuilles. Jeanne aimait le bruit de l’imprimante, le petit tas de papier tiède qu’on déposait devant elle. Chaque fois, il y avait:
quatre dictées,
quatre séries d’exercices,
quatre sujets de rédaction,
un court texte d’ouverture qui expliquait le thème du mois.
Un mois, c’était le courage. Un autre, la justice. Plus tard, l’histoire de France. Les textes parlaient de saints, de soldats, de mères de famille, de rois, d’enfants cachés, de choix difficiles.
Jeanne s’habitua à ce nouveau calendrier intérieur :
“On est mardi, j’ai ma dictée du Polymathe.”“Ce week-end, je dois finir ma deuxième rédaction.”
Ce n’était pas toujours facile. Certains soirs, elle aurait préféré ne rien faire. Mais quelque chose avait changé à table : ses parents ne parlaient plus en termes de “devoirs de français à rattraper”, mais de “travail qu’on a choisi pour toi”.
— On n’est pas obligés de le faire, disait son père un soir où elle traînait.— …— On a décidé de le faire parce qu’on pense que tu le mérites.
Ce n’était pas la même chose.
Dans un classeur, on rangeait ses copies corrigées. Les premières, remplies d’erreurs, l’agressaient un peu. Celles des mois suivants commençaient à lui faire un drôle d’effet : elle voyait des pages entières sans certains types de fautes. Elle retrouvait des phrases qu’elle ne se souvenait pas d’avoir été capable d’écrire.
Elle ne devenait pas prodige. Elle devenait… lisible.
L’école vue autrement
À l’école, quelque chose d’invisible se modifia.
Lors d’une dictée en classe, elle se surprit à réfléchir comme lorsqu’elle travaillait pour le Polymathe : “Là, c’est le verbe, c’est le sujet qui commande, pas le mot juste avant. On a déjà fait ça.”
En rédaction, elle commença à barrer ses propres phrases avant même que la maîtresse ne le fasse. Elle ajouta un détail, coupa une phrase en deux. L’exercice n’était plus un bloc menaçant, mais une sorte de terrain connu.
Un jour, la maîtresse lut à haute voix quelques passages de rédactions réussies. À la fin, elle ajouta :
— Et je voudrais lire aussi la fin du texte de Jeanne. Il y a encore des fautes, mais on sent une vraie scène, et surtout une phrase qui progresse.
Jeanne sentit son visage chauffer, mais ce n’était pas comme d’habitude. Elle avait l’impression d’avoir déposé quelque chose d’elle sur la feuille, et que ce “quelque chose” avait été repéré, malgré les accrocs.
Les remarques sur son bulletin changèrent :
“Expression écrite en net progrès.”“Fait des efforts visibles à l’écrit.”“Commence à structurer son propos.”
Ce n’était pas encore “Excellente”, ni “Parfaite”, mais ce n’était plus “Peut mieux faire”.
À l’intérieur : ce qui s’est vraiment passé
De l’extérieur, on aurait dit qu’elle avait simplement amélioré son niveau de français.À l’intérieur, autre chose s’était produit.
Jeanne avait découvert qu’elle pouvait :
rester en face d’une page sans fuir ;
relire sans avoir peur de ce qu’elle allait voir ;
considérer une faute comme quelque chose à travailler, non comme un verdict.
Elle avait aussi fait l’expérience très concrète que le temps pouvait jouer pour elle :
Entre la première dictée du programme, entourée de rouge, et la douzième, bien plus propre, il n’y avait pas eu de miracle. Il y avait eu des mois de gestes, de lignes recopiées, de règles répétées, de petites victoires.
Dans ses rédactions, ses phrases s’allongeaient, mais de façon maîtrisée. Elle osait dire un peu plus ce qu’elle pensait, sans se cacher derrière des “c’est compliqué” ou “je sais pas trop”.
Le monde des livres, lui, avait changé de couleur. Elle ne lisait plus seulement des histoires ; elle regardait parfois comment les phrases étaient construites. Elle entendait, presque physiquement, la cadence de certaines tournures qu’elle avait rencontrées dans les textes du Polymathe.
Un soir, en rangeant son classeur, elle tomba sur sa première rédaction sur son grand-père. Elle la relut. Elle sourit en voyant les fautes, mais un autre sentiment dominait : elle reconnaissait la petite fille qui avait écrit ça… et elle voyait déjà la distance parcourue.
Son père entra dans la chambre.
— Tu fais quoi ?— Je relis mes vieilles rédactions.— Ah ?— En fait, c’était pire que ce que je croyais, au début, dit-elle en riant.— Et maintenant ?Elle haussa les épaules.— Maintenant… je peux faire mieux.
Il ne répondit rien tout de suite. Il prit simplement, entre ses doigts, la feuille la plus ancienne et la plus récente. Il les regarda l’une après l’autre.
— Ça, dit-il doucement, c’est ce qu’on voulait pour toi.
Elle ne comprit pas exactement ce qu’il mettait derrière ce “ça”. Elle sentit seulement que, pour la première fois, quelqu’un parlait d’elle non pas en termes de rêve ou de peur, mais de travail accompli.
Après… mais pas fini
Le Polymathe n’a pas transformé Jeanne en héroïne de roman. Elle n’est pas montée sur une scène pour recevoir un prix de littérature. Elle ne s’est pas réveillée un matin en parlant comme un académicien.
Simplement, à douze ans, puis à treize, elle possédait quelque chose que beaucoup d’adultes regrettent de ne jamais avoir reçu :une expérience concrète d’un travail de langue mené jusqu’au bout.
Quand son collège proposa un concours d’écriture, elle hésita, puis s’inscrivit. Non pas parce qu’elle se croyait “douée”, mais parce que l’idée de remplir trois pages ne lui semblait plus impossible.
Plus tard, elle écrirait d’autres choses : une lettre à une amie partie loin, une page pour dire à ses parents ce qu’elle n’arrivait pas à dire à haute voix, un premier CV maladroit, une lettre de motivation qu’elle corrigera trois fois.
Chaque fois, sans le savoir, elle retrouverait le geste appris dans ces années-là :s’asseoir, prendre un stylo, accepter la page blanche, laisser venir une première phrase, puis la reprendre jusqu’à ce qu’elle se tienne.
Jeanne demeurait anonyme. Elle ne portait ni médaille ni étiquette de “première de la classe”. Mais quelque chose, en elle, avait changé de camp.
Avant, la langue écrite lui tombait dessus.Après, elle pouvait la prendre en main.
Et, pour un enfant qui entre dans la vie, cette différence suffit, déjà, à modifier silencieusement tout ce qui suivra.
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