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L’enfance, le temps et l’apprentissage d’un travail qui dure


On parle souvent de l’enfance comme d’un âge de spontanéité, de jeu, de curiosité. On parle beaucoup moins d’un autre apprentissage, tout aussi décisif, qui se joue silencieusement entre 8 et 15 ans : la manière dont un enfant entre dans le temps, c’est-à-dire dans la durée, l’attente, la reprise, la continuité d’un effort.

Cet apprentissage ne se fait pas en théorie. Il passe par des gestes très concrets : commencer une tâche, l’interrompre, y revenir, la terminer, accepter qu’un travail ne soit pas parfait du premier coup. Or, le travail écrit – au stylo, sur papier – est l’un des lieux privilégiés où cet apprentissage peut réellement s’opérer.

Ce qui se joue alors dépasse de beaucoup la simple “maîtrise du français”. C’est toute une manière d’habiter sa propre enfance, puis sa vie d’adulte, qui est en train de se structurer.

1. L’enfant et le temps : entre immédiateté et durée

Un enfant vit naturellement dans le présent immédiat : ce qu’il ressent maintenant, ce qu’il veut maintenant, ce qui l’intéresse maintenant. Ce n’est ni un défaut moral ni une maladie moderne, c’est son point de départ.

Ce qui dépend de l’éducation, en revanche, c’est la façon dont on l’aide progressivement à :

  • supporter l’attente ;

  • accepter qu’un résultat ne soit pas instantané ;

  • comprendre que certains effets n’apparaissent qu’après une série de petits efforts répétés.

On peut l’énoncer de manière simple :

l’enfant a besoin d’expériences concrètes où il découvre que la durée devient féconde.

Si ces expériences manquent, ou restent trop rares, il risque de rester prisonnier d’une forme de présent perpétuel : tout ce qui n’apporte pas un bénéfice immédiat paraît inutile ou agressif.

Le travail écrit, lorsqu’il est bien encadré, offre précisément un champ d’expérience très simple où la durée est visible : une page qui se remplit, une série de travaux qui s’accumulent, des progrès qui se constatent d’un texte à l’autre.

2. Le travail manuscrit comme apprentissage du temps

Écrire à la main n’est jamais instantané.

C’est une activité qui impose naturellement :

  • un début (on trace la date, on prend la consigne, on commence la première phrase) ;

  • un déroulement (la main avance, mot après mot, phrase après phrase) ;

  • une fin (on met le point final, on relit, on signe, on remet le travail).

L’enfant fait ainsi l’expérience, très concrète, que :

  • un travail ne se consomme pas, il se construit ;

  • ce qui se voit sur la page est le résultat d’une série de gestes ;

  • arrêter au milieu n’est pas anodin, puisque la page garde la trace d’un travail inachevé.

La page blanche, puis la page remplie, jouent ici un rôle discret mais décisif. Elles matérialisent le temps : elles montrent ce qui a été fait, ce qui reste à faire, ce qui a été repris.

Dans un environnement saturé d’écrans, où tout peut être zappé, supprimé, recommencé sans trace, ce contact avec un support qui résiste un peu – le cahier, la feuille, l’encre – a une importance particulière.

3. Ce qui se joue à court terme : attention, patience, fin de la dispersion

À court terme, lorsque l’on introduit un travail écrit régulier dans la vie d’un enfant, ce n’est pas d’abord la “grammaire” qui change. Ce sont des choses plus élémentaires :

  • s’asseoir pour une tâche définie ;

  • rester en face d’un même texte pendant un certain temps ;

  • finir ce qui a été commencé, même si l’intérêt fluctue.

Ce n’est pas spectaculaire, mais cela modifie déjà son horizon intérieur. L’enfant qui, d’ordinaire, passe d’une stimulation à l’autre découvre qu’il peut :

  • tenir une consigne jusqu’au bout ;

  • repousser un peu l’envie d’abandonner ;

  • éprouver une certaine satisfaction à voir le travail achevé.

À ce stade, il ne s’agit pas encore de grandes résolutions, mais d’expériences accumulées : chaque exercice terminé, chaque rédaction menée jusqu’au bout, chaque dictée recopiée correctement laisse en lui un souvenir, parfois discret, mais réel.

4. Ce qui mûrit à moyen terme : une autre image de soi

Au bout de quelques mois, ces expériences successives finissent par dessiner une image différente de soi-même.

L’enfant ne se voit plus seulement comme “celui qui comprend vite” ou “celui qui aime lire”, ou au contraire “celui qui n’est pas doué en français”. Il découvre – parfois sans le formuler – qu’il est capable de :

  • s’astreindre à une tâche régulière ;

  • revenir chaque semaine sur un même type de travail ;

  • produire des écrits plus longs, plus ordonnés, qu’auparavant.

Son regard sur le français change. Ce n’est plus seulement un territoire de notes, d’examens, d’appréciations, mais un domaine où il a une histoire avec lui-même :il peut relire ses anciennes pages, comparer, mesurer chemin faisant ce qui s’est affermi.

Là encore, le manuscrit joue un rôle discret. Les textes ne disparaissent pas après utilisation. Ils restent dans un cahier, une chemise, un dossier. Ils témoignent. Ils rendent la progression visible, même pour un enfant peu porté à l’introspection.

5. Sur le long terme : une manière de se tenir dans l’effort

Avec le temps, ce rapport au travail écrit déborde largement le cadre du français.

Un enfant qui a pris l’habitude de :

  • commencer une tâche sans attendre d’y trouver immédiatement du plaisir ;

  • traverser des moments d’ennui sans renoncer ;

  • accepter la reprise, la correction, la réécriture ;

se trouve mieux armé, ensuite, face à d’autres exigences : un devoir de mathématiques plus long, un exposé à préparer, un examen à anticiper, un projet personnel à mener.

Ce qui s’est formé, lentement, c’est une certaine posture devant l’effort :

  • la conscience qu’une difficulté n’est pas forcément un échec ;

  • l’idée qu’une erreur peut devenir un point d’appui plutôt qu’un motif de découragement ;

  • la capacité à envisager un travail dans sa durée, et non seulement dans son déclenchement.

Rien de tout cela n’est spectaculaire, mais ce sont ces dispositions qui, à l’adolescence puis à l’âge adulte, font la différence entre quelqu’un qui abandonne rapidement dès que l’enthousiasme retombe et quelqu’un qui sait aller au bout d’une tâche qui compte.

6. Pourquoi cela passe si souvent par l’écrit, et non par le reste

On pourrait imaginer que ces vertus de patience et de durée se construisent aussi bien par le sport, la musique, l’art. Et c’est vrai : un instrument, une discipline sportive, un engagement associatif peuvent jouer un rôle comparable.

Mais l’écrit a une particularité : il est au cœur de presque toutes les études et de très nombreuses situations de la vie adulte.

Un enfant peut ne jamais faire de musique et s’en sortir très bien.Il peut ne jamais pratiquer un sport avec régularité et trouver d’autres équilibres.

En revanche, tôt ou tard, il se heurtera à :

  • un examen où l’on attend de lui un texte qui se tient ;

  • un dossier d’inscription à remplir, une lettre à rédiger ;

  • plus tard, un mail à envoyer, un rapport à présenter, une note à écrire.

Ce qu’il aura appris, dans son enfance, sur la manière de :

  • habiter une page ;

  • développer une idée sur plusieurs lignes ;

  • relire et améliorer son propre texte,

ne s’évaporera pas. Ce sont des compétences transversales, qui le suivront partout.

C’est pourquoi un travail écrit régulier, au-delà de la matière “français”, touche à quelque chose de plus large : la capacité à se présenter, à demander, à expliquer, à convaincre.

7. Un cadre récurrent : la continuité plutôt que l’exceptionnel

Pour que ces effets se produisent, il ne suffit pas de quelques “belles rédactions” de temps en temps. Ce qui façonne l’enfant, ce n’est pas l’exceptionnel, c’est la répétition discrète.

Concrètement, cela suppose qu’il existe, dans sa vie :

  • un travail écrit qui revient, non pas tous les jours, mais à un rythme régulier ;

  • des consignes stables, compréhensibles, qui changent moins que ce qu’il y met ;

  • un retour sur ce travail, qui ne se réduit pas à une simple note.

Un programme qui offre, chaque mois, un ensemble de tâches bien définies : dictées, exercices de grammaire, rédactions, à partir de textes solides, donne ce cadre.L’enfant sait que ces travaux reviendront. Il ne s’agit pas d’une charge imprévisible, mais d’une architecture dans laquelle il peut se repérer.

Avec le temps, ce cadre cesse d’être perçu comme une intrus ion dans sa vie. Il devient une structure autour de laquelle il peut organiser d’autres activités.

8. La place du parent : rendre possible, sans contrôler tout

Dans cette dynamique, le rôle du parent n’est ni d’expliquer tout, ni de corriger tout, ni de se transformer en professeur de français. Il est plus simple, mais plus profond :

  • garantir un temps de travail régulier, identifiable, où l’enfant sait qu’il s’assoit pour “son français” ;

  • protéger ce temps des intrusions inutiles (écrans, interruptions constantes) ;

  • prendre au sérieux ce qui se construit, même lorsqu’il s’agit d’une simple dictée hebdomadaire.

Il n’est pas nécessaire d’entrer dans chaque détail du contenu pour que l’enfant sente que ce travail compte.Le simple fait que ce temps soit tenu, respecté, inscrit dans la vie familiale comme quelque chose de normal et non d’exceptionnel, suffit souvent à en renforcer l’efficacité.

9. Une enfance habitée autrement

Au fond, ce dont il est question ici, ce n’est pas seulement d’un “meilleur niveau de français”. C’est de la manière dont un enfant habite son enfance.

Dans un quotidien saturé de sollicitations fragmentées, lui offrir :

  • un temps récurrent où il se confronte à une page à remplir ;

  • des textes qui le tirent vers le haut ;

  • un retour régulier sur ce qu’il a produit ;

revient à lui réserver, au cœur de tout le reste, un lieu de continuité.

Ce lieu est modeste : ce n’est qu’un cahier, quelques feuilles, un stylo. Mais, à travers eux, il découvre que le temps peut être autre chose qu’une suite de moments détachés. Il devient un chemin, avec des jalons, des traces, une histoire.

C’est là, très souvent, que se joue la différence entre une enfance consommée et une enfance vraiment reçue comme un temps de croissance.

Tout programme qui prend au sérieux ce travail de la langue, dans la durée, en respectant le rythme de l’enfant mais en lui proposant une véritable continuité, devient alors bien plus qu’un “soutien scolaire” : il devient l’un des lieux où se tisse, silencieusement, sa manière d’entrer dans la vie.

 
 
 

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