La voix écrite de l’enfant : ce territoire décisif que l’on laisse souvent en jachère
- Institut Saint esprit
- 7 déc.
- 6 min de lecture
On sait assez vite comment parle un enfant : sa vivacité, ses trouvailles, ses maladresses, son humour, ses colères.On sait beaucoup moins bien comment il écrit – au sens fort : comment sa pensée se comporte lorsqu’elle doit passer par une phrase écrite, posée devant lui, relisible.
Entre ces deux réalités – la parole et l’écrit – il existe souvent un écart immense, que l’on remarque peu, parce qu’il ne fait pas de bruit. L’enfant continue à parler, à vivre, à jouer ; ses cahiers, eux, se remplissent plus ou moins, comme ils peuvent.
C’est dans cet écart silencieux que se joue pourtant quelque chose d’essentiel : la formation de sa voix écrite.Cette voix, c’est ce qui lui permettra plus tard d’exister dans un monde où beaucoup de décisions, de relations, de portes qui s’ouvrent ou se ferment, passent par les mots écrits.
1. Ce que l’enfant sait dire, et ce qu’il ne sait pas encore écrire
Il n’est pas rare de voir un enfant, ou un adolescent, très à l’aise à l’oral :
il comprend vite, rebondit, formule des remarques justes ;
il argumente spontanément dans une discussion familiale ;
il pose de bonnes questions, parfois déroutantes.
Puis, lorsqu’on lui demande de rédiger quelques lignes sur un sujet simple, l’écart apparaît :
phrases interrompues ou bancales ;
répétitions, approximations ;
incapacité à développer une idée au-delà de deux ou trois lignes.
Ce n’est pas un manque d’intelligence. C’est un manque de passerelle entre sa pensée et la page.
Il dispose d’une parole, mais pas encore d’une voix écrite.Et personne ne lui a vraiment appris que cette voix se travaille, comme on travaille un instrument ou un geste sportif.
2. L’école fait ce qu’elle peut, mais l’enfant reste souvent seul devant sa page
L’école n’est pas un ennemi. Elle fait, dans des conditions difficiles, ce qu’elle peut : leçons, exercices, évaluations.
Mais un fait demeure :
très peu de temps est consacré à accompagner un enfant dans la maturation de sa voix écrite ;
les textes qu’il produit sont corrigés, parfois annotés, puis… rangés, jetés, oubliés ;
la continuité entre ce qu’il écrit en CM2, en 5ᵉ, en 3ᵉ est rarement pensée comme un parcours.
L’enfant a ainsi l’impression que l’écrit est une succession de “devoirs” sans lien, qu’il faut réussir plus ou moins bien, sans que cela dise quelque chose de stable sur lui.
Sa voix écrite reste fragmentaire, dispersée, sans mémoire.
3. Ce que devient, peu à peu, un enfant qui ne trouve pas sa voix écrite
L’absence de travail de fond sur cette voix ne se voit pas immédiatement.Les notes peuvent rester correctes, les bulletins “encourageants”.
Les effets apparaissent plus tard, presque toujours de la même façon :
devant un texte à produire, il ressent un malaise diffus : il ne sait pas par où commencer, ni jusqu’où aller ;
il se réfugie dans des formulations prudentes, vagues, qui ne l’engagent pas ;
il s’habitue à écrire “pour rendre quelque chose”, non pour dire réellement ce qu’il pense.
À l’adolescence, ce malaise peut se traduire par :
une défiance envers les matières littéraires (“ce n’est pas mon truc”) ;
un recul devant tout ce qui suppose de rédiger davantage qu’un paragraphe ;
une impression de “ne jamais trouver les mots justes”, qu’il finit par tenir pour une fatalité.
Pourtant, à l’oral, il continue à exister. Il plaisante, argumente, discute.La fracture reste là : sa pensée n’a pas trouvé de forme écrite à sa mesure.
4. Ce que change un travail régulier sur la phrase, dans la durée
Lorsqu’un enfant est placé, pendant un temps suffisant, dans un cadre où l’on travaille la phrase toutes les semaines, quelque chose de profond se produit, presque toujours de la même manière.
Ce cadre a quelques caractéristiques simples :
l’écriture est manuscrite : la page garde tout, les bonnes intuitions comme les maladresses ;
les travaux sont réguliers : dictées, exercices de grammaire, rédactions, mois après mois ;
les textes de départ sont solides : ils offrent des phrases qui se tiennent, issues de récits réels, de biographies, de vies où quelque chose se joue.
Très vite, l’enfant découvre que :
certaines tournures reviennent, et que la langue n’est pas un chaos, mais un système ;
les fautes, lorsqu’on s’y attaque sérieusement, reculent ;
ce qui semblait inaccessible – écrire un vrai texte, un peu long – devient moins intimidant.
Sa voix écrite commence à se dégager de la masse de “devoirs” : il se surprend à reconnaître, dans ses propres phrases, un ton, un rythme, une manière de dire qui deviennent peu à peu les siens.
5. Le rôle des textes dans cette naissance d’une voix
Tous les supports ne se valent pas pour faire naître cette voix.
Il y a une différence entre travailler sur :
des textes anecdotiques, conçus uniquement pour illustrer un point de grammaire,et
des extraits tirés de vies de saints, de grandes biographies, de récits d’histoire, de pages d’écrivains qui prennent la réalité au sérieux.
Dans le second cas, l’enfant se trouve devant des phrases qui ne sont pas là pour “faire joli”, mais pour raconter des décisions, des combats, des fidélités, des épreuves traversées :
un jeune saint qui doit choisir entre le confort et la vérité ;
une figure historique qui prend sur elle une responsabilité démesurée ;
une famille qui traverse un moment de rupture ou de reconstruction.
En travaillant à partir de ces textes, l’enfant n’imite pas seulement une syntaxe.Il apprend à mettre des mots sur ce qui compte, sur ce qui pèse vraiment dans une vie humaine.
Sa voix écrite se forme au contact de vies qui dépassent la sienne, mais dans lesquelles il peut se reconnaître à sa mesure.
6. Ce que cela produit à court terme : une forme de calme
À court terme, le parent observe souvent des signes modestes :
les devoirs écrits ne déclenchent plus systématiquement la même tension ;
les consignes sont mieux tenues ;
la rédaction n’est plus vécue comme une punition, mais comme un exercice difficile, certes, mais faisable.
L’enfant commence à se calmer devant la page.Il ne s’agite plus pour masquer sa gêne. Il ne multiplie plus les esquives (“je ne sais pas quoi dire”, “je suis nul en français”) aussi vite.
Ce n’est pas un apaisement magique, mais un calme qui s’enracine : il sait qu’il a, dans ses mains, quelques outils qu’il n’avait pas avant.
7. Ce que cela permet à moyen terme : prendre la parole sans se dérober
En poursuivant ce travail dans la durée, un autre effet apparaît.
Peu à peu, dans les situations où il faut écrire – pour l’école, mais aussi ailleurs – l’enfant :
accepte plus volontiers d’être jugé sur ce qu’il a rédigé ;
n’évite plus systématiquement les tâches qui demandent une rédaction longue ;
commence à se rendre compte qu’il peut, parfois, formuler par écrit ce qu’il n’aurait pas osé dire à l’oral.
Il découvre que l’écrit offre une forme de protection : on peut reprendre, reformuler, peser ses mots.Ce n’est pas l’exposition brutale de la parole immédiate ; c’est un lieu où l’on peut déposer quelque chose de soi, avec le temps de le travailler.
Cette expérience a une conséquence discrète mais importante : il devient moins tentant, pour lui, de se réfugier dans le silence ou dans la plaisanterie dès que le sérieux apparaît.
8. Plus tard : la capacité de dire “je” sans se cacher
À l’âge adulte, très peu de gens écrivent des romans. En revanche, beaucoup écrivent :
des mails décisifs ;
des lettres de candidature ;
des rapports, des synthèses ;
des messages qui engagent quelque chose d’eux-mêmes.
Ceux qui, enfant, ont pu travailler leur voix écrite, sans humilier ni flatter, mais avec exigence, se trouvent dans une position différente :
ils savent, quand il le faut, écrire clairement où ils en sont, ce qu’ils proposent, ce qu’ils demandent ;
ils ne se dérobent pas systématiquement dès qu’il s’agit de coucher noir sur blanc une position ;
ils ne se croient pas condamnés à des formulations floues par crainte de “mal dire”.
Ce n’est pas une question de style littéraire, mais de dignité intérieure :savoir que l’on peut, à la mesure de ses forces, porter sa propre voix sur une page, sans se trahir complètement.
9. Ce que décide un parent en choisissant – ou non – ce type de travail
On peut considérer tout cela comme un luxe.On peut se dire que ce qui compte, ce sont les notes, le passage en classe supérieure, la capacité à “s’en sortir”.
On peut aussi, plus calmement, se demander :
quel type de rapport à la langue je souhaite réellement pour mon enfant ;
si je veux qu’il reste dans l’entre-deux – assez à l’aise pour passer, jamais assez formé pour habiter la langue – ou s’il mérite autre chose ;
si je suis prêt à lui donner, au moins une fois dans sa vie, un cadre où cette voix écrite sera travaillée comme quelque chose qui compte.
Un programme de français manuscrit, régulier, structuré, nourri de textes de haute tenue, n’est pas seulement un “plus scolaire”.C’est un des très rares lieux où cette voix peut être accompagnée, mois après mois, sans effraction, sans mise en scène, mais avec sérieux.
Après la lecture d’un article comme celui-ci, la question n’est pas : “Est-ce que mon enfant est en difficulté ?”La question, plus simple, est :
Est-ce que je suis à l’aise avec l’idée de laisser sa voix écrite se développer au hasard, ou est-ce que je préfère qu’elle soit, au moins un temps, réellement travaillée ?
La réponse, quelle qu’elle soit, vous appartient.Mais si vous percevez ce qui se joue là, vous savez déjà qu’il ne s’agit plus seulement “d’améliorer ses résultats en français”.
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